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2014 01 06 PRESSE Témoignage "Nous, apprentis à la botte du MEDEF"

source :  L’humanité du 6 janvier 2014

« Si tu le dis, ton patron va pas être content »

 

L'Humanité dévoile l’édifiant témoignage de «Jules», élève dans un centre de formation des apprentis dépendant de l’UIMM, la puissante union patronale des industries et des métiers de la métallurgie.

Il n’est jamais simple de publier un témoignage anonyme. Pourtant, après avoir pris contact avec son auteur, nous n’avons pas hésité longtemps tant l’expérience de «Jules», comme nous l’avons prénommé, nous est apparue révélatrice à plus d’un titre. Révélatrice d’un mode d’enseignement dont le gouvernement et le Medef ne cessent de vanter les mérites mais qui reste, paradoxalement, méconnu de la plupart des médias. Révélatrice également de ce travail têtu du patronat qui cherche, autant qu’il le peut, à façonner une main-d’œuvre à sa convenance. Comme le souligne «Jules», dont les expériences préalables ont aiguisé le regard critique, ce n’est pas l’apprentissage qui est en cause, c’est son dévoiement orchestré par les seuls intérêts économiques. Et c’est parce qu’il croit à un apprentissage intelligent qu’il tenait à dénoncer cette situation.

« Accolé au logo de l’établissement, le sigle de la puissante UIMM trône sur la façade du Centre de formation des apprentis de l’industrie… Le ton est donné. Nous sommes dans l’un des 58 CFAI dont dispose la très influente organisation patronale de la métallurgie. C’est dans cet établissement privé que je suis mes cours de bac pro MEI (maintenance des équipements industriels), aux côtés de 25 jeunes âgés de dix-sept à trente ans : deux filles seulement, une moyenne d’âge autour de dix-huit ans. L’inscription est gratuite et les apprentis sont rémunérés par une entreprise selon leur âge et leur niveau d’étude (de 35 à 80 % du Smic). En échange, la moitié du mois, les jeunes travaillent trente-cinq heures par semaine pour leur entreprise, en horaires décalés pour certains.

8 heures. Sur le perron du CFA, un groupe d’apprentis parlent foot, jeux vidéo, ou se racontent leurs soirées, souvent arrosées. Leur cigarette grillée, ils enfileront leur bleu de travail : direction l’atelier, à moins qu’ils n’aient cours d’histoire-géo ou de technologie. Pas le temps de chômer, le bac est dans toutes les têtes : le mois de juin approche à grands pas ! Rien ne les distingue, à première vue, des élèves des lycées professionnels. Mais à y regarder de plus près, le quotidien des apprentis des CFAI est fait de bien des spécificités, et pour cause, notre centre de formation est placé sous l’égide de l’UIMM, la plus puissante branche du Medef.

L’apprentissage... de la docilité

8 h 10. L’heure de gagner les salles de cours. Gare à celui qui s’attarde, les horaires d’entrée et de sortie du CFA sont strictement contrôlés, les apprentis étant rémunérés par leur entreprise pour trente-cinq heures par semaine. L’heure de sortie des cours est minutée : à 16 h 29, interdiction d’attendre 16 h 30 dans le couloir. Personne ne sort de la salle « tant que je ne l’ai pas décidé », martèle le professeur. Et une enseignante de se laisser aller à une confidence : « Sinon, je vais me faire taper sur les doigts. » En revanche, si les apprentis sont tenus de respecter ces horaires, les enseignants peuvent demander à l’un ou plusieurs d’entre eux de « rester entre midi et deux » pour finir un exercice. Averti au dernier moment, l’apprenti demande généralement à un camarade de lui rapporter un sandwich, qu’il avalera tant bien que mal devant sa machine. Le jeune est-il couvert en cas d’accident? Quid des responsabilités? L’apprentissage est aussi l’apprentissage de la docilité: ne pas poser de question gênante, arriver à l’heure, travailler plus longtemps si un supérieur l’exige… De quoi préparer nos jeunes à travailler à faire des heures supplémentaires non payées, une fois embauchés en entreprise.

En matière de rémunération, c’est cette même docilité qu’on inculque à nos jeunes ouvriers. L’exemple de Maxime est particulièrement révélateur. Titulaire d’un baccalauréat technologique, il intègre le bac pro directement en troisième année, comme deux de ses collègues. Conformément au Code du travail, ils sont payés à hauteur de 80 % du Smic brut (environ 1 140 euros), la rémunération prévue par la convention collective pour une troisième année de formation. Mais Maxime, lui, touche moins de 800 euros par mois, son patron ayant décidé de ne lui verser que 55 % du Smic, soit le montant prévu pour une première année de formation. L’apprenti découvre après quelques semaines l’anormalité de sa situation, mais estimant que «c’est mieux que rien», il se contente de râler. Puis, poussé par des camarades, il demande conseil au «formateur principal», équivalent du «professeur principal». Celui-ci lui rétorque: «M. X (son patron) ne va pas être content si tu lui dis ça.» Visant une embauche à la fin de son bac pro, Maxime prend acte, et son patron de se frotter les mains. En plus des exonérations fiscales dont il bénéficie au titre du contrat d’apprentissage, il peut exploiter une main-d’œuvre sous-payée. En effet, Maxime effectue les mêmes tâches que les autres ouvriers, «opérateurs» dans la novlangue patronale.

Horaires, salaires, protection en cas d’accident: obéissez et fermez-la. L’école nous apprend que les règles ne sont pas absolues, il s’agit de respecter le droit lorsque celui-ci est favorable à ceux qui nous commandent et de l’enfreindre lorsqu’il nous protège. Mieux, on apprend à ignorer qu’il existe des règles. Le patronat veut substituer l’arbitraire au Code du travail, l’enseignement dans les écoles de l’UIMM en est une nouvelle illustration.

De la propagande patronale… aux relents racistes

Ici, les cours d’économie-gestion s’apparentent à de la propagande patronale. La première fonction des syndicats – cours dicté par l’enseignant – est de «déclencher des grèves», la deuxième étant de négocier avec l’employeur. Défendre les droits des salariés? Certainement pas, ce serait reconnaître que ces droits sont constamment attaqués par le patronat. Les délégués du personnel et les syndiqués sont présentés comme des personnes intouchables, protégées par la toute-puissance des syndicats, contre laquelle les patrons ne pourraient rien. Le professeur n’hésite pas à plier le Code du travail aux vœux du patronat: «Vous, les apprentis, vous n’avez pas le droit de vous syndiquer.» Qu’importe si les apprentis sont considérés par le Code du travail comme des salariés à part entière. Et s’ils ont donc le droit de se syndiquer et de faire grève…

Parfois, l’idéologie s’insinue plus sournoisement dans les propos du professeur, qui rappelle constamment la générosité excessive du droit social français envers les salariés. Les comparaisons avec le «modèle allemand» vont bon train. Mais la marotte de notre enseignant, ce sont les salaires mirobolants dont bénéficieraient les ouvriers de telle ou telle grande entreprise. «Chez EDF, ils se gavent!» Le professeur interpelle régulièrement les élèves venus de ces grandes entreprises pour illustrer les «avantages» dont ils bénéficient: le débat est lancé, ce sont les apprentis des grandes boîtes où l’on «ne branle rien», accoudé à longueur de journée à la machine à café, contre ceux des petites où l’on trime pour de vrai. Même ambiance en cours de prévention santé environnement, ponctué par les blagues de l’enseignante qui s’en prend aux cheminots et aux salariés de la DDE, dont la journée de travail s’écoulerait au rythme des parties de belote. Pas un mot sur la longue histoire des luttes qui a permis à la classe ouvrière d’arracher ses acquis sociaux. Pour mettre en concurrence les exploités contre les surexploités, mieux vaut leur faire oublier qu’ils ont un ennemi commun!

Le patronat est le grand oublié des cours portant sur le monde du travail, pas un mot sur son puissant syndicat, le Medef, alors que le cours à lieu dans les locaux de l’UIMM. Le bouc émissaire de la crise française, ce sera l’étranger. «Les Gitans, ils ne peuvent pas s’en empêcher de voler, ils ont ça dans le sang», lâche un jour un professeur. Choqué, je demande une explication et lui montre la phrase que j’ai notée. Confus et surpris, il s’enfonce. «Ils ne sont pas tous comme ça, y en a des biens», «Je ne suis pas raciste»… Avant de me prier de détruire mes notes: «Je vais te demander de jeter ce papier, faudrait pas que quelqu’un tombe dessus, on pourrait croire que je suis nazi.» Au-delà du «dérapage», il faut lire ces propos comme le symptôme d’une ambiance où les idées les plus nauséabondes peuvent s’exprimer librement, une atmosphère qui s’étend bien au-delà de l’enceinte de l’établissement.

L’inculture de certains profs frôle l’inconcevable

Ce sont généralement les élèves les plus en difficulté (ceux des classes populaires) qui sont orientés vers la voie professionnelle. Au CFAI, ces élèves sont confrontés à un double handicap: au faible capital culturel dont ils disposent s’ajoute l’enseignement de professeurs qui tirent le niveau vers le bas. «Ta gueule!», «Vous commencez vraiment à me faire chier!», «Je m’en branle», «Oublie pas ta bite quand tu vas l’enculer!» sont autant de phrases que l’on attribuerait difficilement à des enseignants. C’est pourtant ainsi que certains d’entre eux s’adressent à leurs élèves. Des fautes d’orthographe invraisemblables jalonnent les cours distribués dans les matières professionnelles. La syntaxe est souvent mise à mal – «Bon, vous voyez, là, c’est où c’est que…» – et l’inculture de certains profs frôle l’inconcevable. L’un d’eux s’avérera incapable d’expliquer le sens du mot «vil» qui figurait sur l’un de ses cours photocopiés. Interrogé par un élève, il hasarde une explication : «Ça veut dire qui vient de la ville.» Ce sont pourtant ces mêmes élèves qui passeront leur bac en juin prochain. Au fond, c’est toute l’organisation des CFA qui pose question. Contrairement aux enseignants des lycées professionnels, obligatoirement titulaires du CAPLP, les professeurs de CFA n’ont pas nécessairement passé un concours de l’éducation nationale. Des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis aux CFA, une même logique prévaut : mettre moins de moyens là où il en faudrait le plus.

Malgré tout, pour afficher un taux de réussite maximal au bac, le CFAI opte pour une solution simple. Première étape : sélectionner les meilleurs élèves à l’entrée, dans la mesure du possible – c’est-à-dire les meilleurs des « mauvais ». Les autres se retourneront vers les lycées professionnels. Deuxième étape : décourager avant les épreuves ceux qui risquent d’échouer au bac. Ces derniers subissent des remarques répétées de la part de professeurs qui les incitent à ne pas remplir le formulaire d’inscription au bac. Les élèves ayant abandonné en cours d’année ne figurant pas sur les statistiques affichées par les établissements, les CFA ont tout intérêt à pousser les « mauvais » vers la sortie.

Quand l’Etat confie l’éducation des jeunes à l’UIMM

Les apprentis issus du CFAI travaillent souvent pour les grands donneurs d’ordres de la région : contrairement aux élèves issus d’une formation classique, ils ont bonne presse dans les grandes entreprises. Et pour cause, c’est l’UIMM elle-même qui les a formés. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cette branche du Medef dispose d’un réseau de 50 Afpi, Associations de formation professionnelle de l’industrie (formation continue), de 23 Itii (Instituts des techniques d’ingénieur de l’industrie, formation des ingénieurs), et de 58 CFAI (formation des apprentis ouvriers et techniciens). Pour financer leurs activités, les CFAI bénéficient de diverses ressources, provenant de l’État (subventions des régions) et du privé, selon des modalités fixées par la convention de création de chaque établissement. La taxe apprentissage leur est versée par les entreprises de la région via un organisme de l’UIMM (l’Opcaim) : chaque entreprise choisit librement le centre de formation bénéficiaire. La part restant du budget est prise en charge par l’organisme gestionnaire, en l’occurrence le syndicat patronal de la métallurgie. Or, ici comme ailleurs, le principe « celui qui paie décide » s’applique : aux ordres des intérêts privés, on voit mal comment ces établissements pourraient accomplir leur mission de service public. « Ici, c’est comme dans les boîtes, ceux qui foutent le bordel, on n’en veut pas », résume, à sa manière, un formateur. Pour un bac pro, on choisira un élève « bosseur » plutôt qu’un autre plus « doué ». Tandis qu’en BTS, on mettra l’accent sur le « comportement exemplaire » des futurs chefs d’atelier.

On comprend pourquoi le patronat plébiscite l’apprentissage : prêts à tous les sacrifices pour obtenir une embauche, les apprentis doivent faire leurs preuves dans leur entreprise, qui les fera peut-être signer un contrat une fois passé avec succès leur initiation au marché du travail. Dans les CFA privés, le Medef se taille des salariés sur mesure et accentue le vaste mouvement qui vise à subordonner l’éducation aux besoins économiques immédiats. Il est temps de tirer la sonnette d’alarme. Comment l’État peut-il continuer à financer des établissements qui enseignent que le droit du travail peut être violé impunément ? Comment peut-il confier l’éducation des jeunes à l’UIMM, une organisation dont l’histoire va de la Collaboration au scandale des caisses noires ? Le plus fou est que tout cela passe presque inaperçu. Magie de l’idéologie capitaliste qui fait croire que l’ordre instauré par un rapport de forces est naturel et qu’il ne peut être changé. Je crois, au contraire, qu’il viendra un jour où les lettres UIMM seront effacées des façades des CFAI. On y enseignera que les étrangers sont nos frères et que le Code du travail est une conquête de nos aïeux. Alors, le vieil apprentissage apparaîtra comme ce qu’il est, un simulacre suranné qui a laissé sa place à la véritable réconciliation entre travail manuel et travail intellectuel. »



12/01/2014
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