La retraite comme "salaire continué"
La retraite comme "salaire continué". Entretien avec Bernard Friot
Par FILPAC-CGT
Mercredi 16 septembre 2009
article publié dans la lettre 89
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Vous défendez l’idée selon laquelle les réformes successives de la retraite, depuis une vingtaine d’années, visent à rompre avec le principe au cœur du système construit après la guerre, celui d’une retraite considérée comme le « salaire continué ». Pouvez-vous tout d’abord préciser cette notion ?
Bernard Friot. En effet, nos pensions ont été construites comme du
salaire continué, socialisé, et non comme du salaire différé. Le salaire
différé signifie une logique d’épargne : « J’ai cotisé, j’ai droit.
J’ai droit au différé de la cotisation ». Comme si j’étais dans de la
prévoyance. La retraite comme salaire continué, c’est le cas de
Jusqu’en 1941, c’était des livrets individuels d’épargne qui assuraient la
pension. A
Dans le privé même, deux mouvements vont accentuer cette tendance. D’abord,
l’indexation des retraites sur les salaires, au lieu de l’indexation sur les
prix : on affirme ainsi que la pension est totalement liée au mouvement
des salaires. Puis les lois Boulin, de 1971-1972, améliorent nettement le taux
de remplacement (du salaire par la pension).
La génération 1930, la dernière à partir en retraite dans les conditions
d’avant la réforme (1993), a bénéficié d’un taux de remplacement, en moyenne,
de 84% du dernier salaire dans le privé pour une carrière complète. A comparer
à l’objectif de 66 % à l’horizon de la réforme Fillon de 2003.
Comment ce mouvement vers une retraite, continuation du salaire, a-t-il
été rompu ?
Bernard Friot. En 1987, Philippe Seguin (ministre des Affaires
sociales dans le gouvernement Chirac, Ndr), maître à penser de François Fillon,
décide l’indexation sur les prix. Une rupture majeure, sur le plan
quantitatif : l’essentiel de la baisse du taux de remplacement est dû à
cette mesure. Et du point de vue symbolique, la pension est clairement coupée
du salaire. La deuxième étape, c’est le gel des cotisations, à partir de 1991
dans le régime général, de 1996 dans les régimes complémentaires : là
encore, on rompt avec la logique salariale qui, jusqu’ici, accompagnait par une
hausse du taux de cotisation la croissance de la place des retraités dans la
vie sociale.
Compte tenu de la montée des besoins, cela génère un espace pour la
capitalisation. Troisième étape, c’est la distinction entre le contributif et
le non-contributif, avec la mise en place, en 1993, du Fonds de solidarité
vieillesse (FSV, financé par
Dernière étape, en date, du changement de logique : la loi Fillon de 2003
substitue la durée de cotisation à l’âge comme critère fondamental du droit à
la retraite. Ce n’est pas le salarié qui, à tel âge, continue à toucher son
salaire alors qu’il n’a plus de poste, c’est l’individu qui a cotisé pendant
tant d’années et qui a droit à une pension strictement contributive. Le projet
de ces réformes, c’est que le mouvement de la pension ne soit plus celui du
salaire.
Selon vous, la suite de la réforme est déjà annoncée.
Bernard Friot. Oui, c’est l’adoption du modèle suédois.
Comment fonctionne le système suédois ?
Bernard Friot. Chaque salarié se voit affecter un compte dans lequel
sont comptabilisées toutes ses cotisations. Il n’y a plus d’âge légal de
départ. Lorsque le salarié liquide sa pension, on divise le compte, dit virtuel
ou notionnel, par l’espérance de vie de la cohorte à laquelle il appartient, ceux
qui, cette année-là, ont 60 ans, par exemple : s’ils ont en moyenne 23 ans
d’espérance de vie, on divise le montant du compte par 23 pour obtenir la rente
annuelle. Avec ce système, toute hausse de l’espérance de vie pousse les
intéressés à retarder la liquidation de leur pension pour en conserver le
montant. Le lien entre espérance de vie et durée de vie professionnelle est
assuré de façon systémique.
On est dans la stricte contributivité. L’objectif est que la somme des pensions
soit strictement proportionnelle à la somme des cotisations.
En France, il y a déjà une proposition de réforme, avancée par Thomas Piketty,
qui reprend cet exemple suédois. Tous les régimes actuels obligatoires en
répartition (privé, public, indépendants, agriculteurs) seraient remplacés par
un « système public en répartition ». Avec un taux de cotisation fixé
définitivement à 25 %, ce qui entraînerait à terme une baisse du taux de
remplacement et ouvrirait peu à peu de l’espace pour la capitalisation. Les
cotisations versées seraient actualisées chaque année en fonction de la hausse
moyenne des salaires, un rendement garanti par l’Etat. Lorsque l’assuré
liquiderait son compte, son « capital » ainsi accumulé serait divisé
par l’espérance de vie de son groupe social pour établir sa pension annuelle.
Quelle est la principale différence avec le système que nous
connaissons actuellement ?
Bernard Friot. C’est la disparition de la référence au salaire. Alors
que nous étions dans un mouvement qui rapprochait de plus en plus la pension du
salaire, le projet Piketty parachève une réforme qui veut rompre avec l’idée de
salaire continué. On basculerait dans un système de prévoyance individuelle,
garanti par l’Etat. Piketty parle de « mécanisme d’épargne obligatoire
garanti par l’Etat ». Certes, ce n’est pas de l’épargne rentière, on reste
en répartition et ce sont toujours les cotisations qui financent les pensions,
sans accumulation financière. Mais on est bien dans une logique de
patrimoine ; la pension ne s’inscrit plus dans le flux courant du salaire,
mais comme un stock converti en rente. Les ménages sont titulaires d’actifs, au
titre du compte notionnel ; c’est un actif des ménages sur l’Etat.
Le but est de bâtir ainsi un « premier pilier » de retraite, public,
assurant aux individus un revenu différé certes insuffisant mais assez élevé
pour qu’ils se portent sur le marché financier pour le « deuxième
pilier ». Les projets européens, et le projet français qui s’inscrit dans
ce cadre, ont tiré les leçons de l’échec du modèle anglais, celui d’un
financement massif de la pension par l’épargne financière. Les Britanniques ont
constaté qu’avec une pension publique trop faible, les individus n’osent pas
affronter le marché des capitaux. Donc, si l’on veut –et c’est l’obsession des
réformateurs une large pratique de l’épargne financière par la partie la plus
payée des salariés (12 à 15 millions de personnes en France), il faut leur
garantir une pension publique dont l’horizon est clair, le niveau assuré, qui
leur permet d’oser affronter le marché financier.
Face à cette menace, vous préconisez un prolongement du système de
retraite comme salaire continué, en avançant l’idée d’un « salaire à la
qualification à vie ». Pouvez-vous vous expliquer ?
Bernard Friot. Il s’agit de faire un pas de plus dans la sécurité
sociale, comme le propose
Cela signifie aussi qu’à 60 ans, on se voit attribuer la qualification à
laquelle on est parvenu. C’est la qualification, et non l’emploi, qui est le
coeur des droits sociaux. Il reviendrait à la caisse de sécurité sociale
professionnelle, financée par une cotisation sociale nouvelle, d’assurer
l’effectivité de ce droit d’amélioration constante, sans les aléas de l’emploi,
de la qualification et donc du salaire.
Pour vous, le retraité reste un salarié qualifié pendant toute sa
retraite…
Bernard Friot. Oui, et c’est pour cela que plus il y a de retraités,
plus leur part dans la production de richesse est importante. L’argument
démographique n’a strictement aucun fondement de ce point de vue. La retraite
n’est pas un moment de repos après le travail, comme on a pu l’appréhender au
départ.
C’est du travail libre payé, même s’il est vrai qu’aujourd’hui cela vaut
surtout pour les cadres, qui formalisent dans la sphère publique une poursuite
de travail libre ; dans les catégories populaires, c’est plus dans la
sphère privée que cela s’opère. La retraite, c’est du temps conquis sur le
capital, pas sur le travail. La responsabilité – énorme – des retraités, c’est
de contribuer à inventer des rapports nouveaux au travail, qui n’identifient
pas discipline collective et subordination au capital. Et je ne vois pas
pourquoi le retraité n’aurait pas, pendant sa retraite (aujourd’hui deux
décennies, demain trois), l’occasion d’améliorer sa qualification.
Le « salaire à la qualification à vie », cela coûterait cher…
Bernard Friot. Nos capacités de travail ne doivent plus être des
marchandises. Nous nous battons pour que l’eau ou la santé ne soient pas des
marchandises, et nous aurions des doutes sur l’urgence d’une bataille pour la
qualification et le salaire comme droits de la personne ?
Evidemment, le financement de tels droits pose avec acuité la question de la
répartition de la monnaie (récupérer les dix points de PIB perdus du fait de la
« modération salariale » donnerait au salaire près de 200 milliards
de plus par an). Mais elle pose surtout la question de la création de la
monnaie. Actuellement, celle-ci est totalement liée à l’anticipation par les
banques du prix qui va être attribué aux marchandises capitalistes.
Il faut engager une bataille politique sur la création monétaire explicitement
liée à la reconnaissance des qualifications. Un travail politique sur le lien
entre travail et création monétaire. Et non une création monétaire pour sauver
la mise des actionnaires des banques, comme aujourd’hui.
Alors qu’on nous rabâche qu’on ne peut pas créer de monnaie, les centaines de
milliards créés depuis août dernier par les banques centrales, qui provoquent
aujourd’hui l’inflation financière des prix du pétrole et de
l’agro-alimentaire, auraient été infiniment plus utilement, et sans inflation,
consacrés à l’attribution à chacun d’une qualification et du salaire qui va
avec. Car le travail est aujourd’hui considérablement sous-évalué.
(*) Enseignant à l’IUT de Longwy, chercheur en économie au CNRS, auteur de
« Et la cotisation sociale créera l’emploi », édition
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